Yaya ne se considère pas écrivaine ni auteure, plutôt brodeuse de mots. Elle aime les activités manuelles et c’est ainsi qu’elle conçoit l’écriture : broder des mots, tricoter des phrases, coudre des paragraphes et modeler des histoires. Choisissant des pelotes de qualité et de couleurs différentes, elle confectionne un polar sur toile de conte détourné, observe une querelle dans une corbeille de fruits, suit une course new-yorkaise au zeste russe, imagine une rencontre insolite sur fond de multinationale, s’arrête sur un amour tardif et un voyage vers la lune. Sans oublier – nous sommes en 2020 – de capter l’ambiance du coronavirus. Yaya accroche ses histoires panachées à un fil rouge qui serpente à travers le quotidien de la brodeuse.
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Ce texte ouvrait un livre que Yaya destinait à ses enfants et petits-enfants. En 2005, elle se trouvait ainsi devant son premier projet d’écriture. Elle a imprimé le livre elle-même en seulement vingt exemplaires qu’elle fit joliment relier manuellement par un ami.
Yaya a rédigé beaucoup de textes tout au long des dernières cinquante années. Des lettres, des documents de publicité, des brochures, des communiqués de presse et des scripts pour des vidéos d’entreprise. Dans sa « première vie », elle travaillait dans les relations publiques d’une multinationale. Mais depuis quelques années, elle profitait d’une semi-retraite et se laissait envahir par le virus de l’écriture pour son plaisir. Après ce premier exercice, elle a entamé un deuxième livre sur la famille de son mari.
Quinze ans ont passé. Des nouvelles, des récits de voyage, des histoires de toutes sortes, des petits romans ont vu le jour. À présent, elle n’imagine plus la vie sans les paysages de textes qui peuvent ressembler à un vaste champ tranquille de tournesols, à une forêt sauvage maltraitée par les éléments ou à un désert caillouteux. Elle est constamment à la poursuite d’une idée, dans l’exploration d’une intuition ou frustrée par un manque d’imagination.
Yaya ne se considère pas écrivaine (le mot se compose du verbe écrire et de l’adjectif vain : pas très encourageant !) ni auteure, plutôt une brodeuse de mots. Car elle aime aussi les activités manuelles et c’est ainsi qu’elle conçoit l’écriture : choisir la couleur de la pelote, broder des mots, tricoter des phrases, coudre des paragraphes et modeler ainsi des histoires. Souvent elle utilise les ciseaux pour couper des bouts, puis l’aiguille pour mieux rassembler les lambeaux.
Parfois, la page blanche l’a hantée, une angoisse qu’elle partage probablement avec la tribu des auteurs, de nom, de renom ou sans nom.
Pour apprivoiser son appréhension elle a dernièrement baptisé cette page Calla, du nom de cette magnifique fleur au calice immaculé, élégant et noble que son ami jardinier-clown-baroudeur Osolemio cultive dans sa grande serre et dont il lui apporte parfois, au printemps, de beaux bouquets. Sa Calla lui rappelle la nature, la beauté, la perfection. Aujourd’hui, la page vierge ne lui fait plus peur, l’encourage plutôt à se lancer.
Depuis longtemps d’ailleurs, elle n’affronte plus un papier satiné et doux, ni un bloc quadrillé de gris ni un des nombreux cahiers qui dorment encore dans une armoire. Non, sa Calla porte le nom de famille Mac et se veut virtuelle. Toutes ces années passées, elle n’a plus écrit à la main. Sa belle écriture bien arrondie d’une époque lointaine en a souffert. Mais, pratique et pragmatique, elle trouve les corrections, ajouts, broderies, suppressions, modifications, tricots ou modelages tellement plus aisés à l’écran. Brouillon au manuscrit presque terminé, il suffit d’appuyer sur quelques touches au lieu de biffer, raturer, barrer, gommer, voire déchirer les pages et recommencer.
Papier ou écran, le texte devient tableau, le dialogue rivière et les émotions prennent les couleurs d’un arc-en-ciel. Les mots se font acrobates et s’emmêlent parfois sans queue ni tête.
Aujourd’hui, elle a décidé d’écrire une histoire d’amour. Elle ne bâtit pas scrupuleusement la trame, ne détermine pas les lieux, ne crée pas les personnages à l’avance et ne pense pas à la chute. Elle se lance.
« Assis à son bureau, il reste immobile quelques minutes… » Yaya regarde par la fenêtre, le soleil de novembre illumine les feuilles rouges et jaunes des arbres sur la colline. Elle mâchonne son crayon, une habitude gardée de son enfance, du temps des dissertations et compositions au gymnase. Il y a tellement longtemps ! Pourtant, elle y a toujours recours, surtout depuis qu’elle ne fume plus. Elle possède une série de crayons de toutes les tailles, les uns plus vilains que les autres.
Yaya contemple sa Calla. Les mots se bousculent derrière sa frange plutôt sel que poivre, des mots de toutes les couleurs. On dit que les premières lignes sont importantes, elles éveillent la curiosité ou, au contraire, la crainte que la lecture tourne en ennui ou se mue en corvée.
Ce début est insignifiant. Elle prend les ciseaux : clic – à la poubelle.
Au secours, mon crayon ! La phrase renaît.
« Assis à son bureau, la fenêtre ouverte, il observe deux pies se quereller. Comme Virginie et moi, pense-t-il avec amertume… » Pas mal. Elle tricote un premier paragraphe, puis se trouve coincée. Grippe ou cancer ? Accident de voiture ? Visite de la belle-mère ? Elle mâchouille. Relit. Mâchouille. Relit. Non, c’est nul ! Ciseaux – clic – retour à la Calla.
Yaya a l’impression que ce n’est pas un jour créatif. Elle quitte son coin écriture, descend à la cuisine et tire un café, noir, court et sucré. Le téléphone sonne. L’écran affiche Margot, sa meilleure amie.
— Margot, chérie, tu me sauves, je suis bloquée au début de mon histoire.
— Tu m’étonnes ! Change de sujet. Tiens, je te raconte les derniers déboires d’Élodie. Cela te donnera peut-être des idées…
Et Margot lui parle de sa fille qui est tombée amoureuse.
— Encore ?
— Mais cette fois-ci c’est le bon.
— Bien sûr !
— Ils ont fait connaissance sur @monamour20 et se sont rencontrés à trois reprises – en vrai.
— Et tu ne m’en parles qu’aujourd’hui ?
— Élodie m’a caché cette nouvelle relation jusqu’ici. Bref, ils partiront en vacances à Cuba.
— Ah, il est Cubain ?
— Non, Suisse allemand ! Juriste et musicien, trente-cinq ans, divorcé, pas d’enfants, beau gosse…
Margot laisse libre cours à un flot de paroles. Yaya l’écoute distraitement. Margot s’en rend compte et change de sujet.
— As-tu lu le journal ce matin ?
— Non.
— La police a arrêté la voleuse qui a braqué la banque avant-hier. Une très belle femme. Ils ont publié sa photo. Avec ses traits fins et ses des boucles blondes, on dirait un ange.
— Ah !
Yaya dresse l’oreille. Elle avale son café devenu froid et se met à grignoter son crayon. Elle écoute son amie plus attentivement. Tiens et si un nouveau sujet pointait au bout du fil ? Façon de parler, il n’y a plus de fil.
— Elle s’appelle Isabelle Dubois. Catherine Deneuve à vingt ans. Qu’est-ce qui pousse une telle créature à voler ? On se le demande. Et le comble, elle n’a même pas dissimulé son visage.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout ! Regarde le journal.
Yaya appuie sur le bouton de la machine à café.
— Margot, je t’adore. Je crois que je tiens mon sujet.
— Raconte !
— Ah, non. Tu seras la première à lire l’histoire, disons, presque finie. Mais dans l’immédiat, rien à dire. Tu me connais.
— Va travailler, mon auteure préférée. À bientôt.
— J’y cours. Ciao, ma belle. Merci pour l’inspiration.
— Les amours de ma fille ou l’insolence de la voleuse ?
— Tu verras !
Yaya retrouve son ordinateur et sa Calla. Fouille dans son « Finder ». Ouvre le classeur « Atelier d’écriture » et fait défiler le curseur. Comment avait-elle déjà titré cette histoire écrite sous la rubrique « Conte détourné » ? Elle date certainement de deux ans et n’a jamais été finie. Ah, la voici : « Vingt Ans ». Elle commence à lire et approuve de la tête. Parfait ! Elle va garder le titre. Il n’est pas mal. Une bonne base ! Il suffit parfois de laisser dormir un texte jusqu’au moment propice.
Ce ne sera pas une histoire d’amour, mais un petit polar, quelque chose d’atypique, drôle. Elle sourit et se permet de rêver un moment en contemplant le coucher de soleil sur la colline couverte d’arbres. Voilà l’idée ! Une forêt sauvage et mystérieuse. Une princesse-voleuse ! Elle se plonge dans la lecture de son vieux texte abandonné.
« Au milieu d’un scénario hallucinant, étendue sur un grand lit à baldaquin dort une jeune femme belle à couper le souffle. Des boucles blondes encadrent sa tête telle une auréole. Une longue robe en mousseline bleu roi parsemée de pierres précieuses et de roses enveloppe un corps qu’on devine mince et élancé. Malgré le froid, elle n’est pas couverte. »
Il est 19 heures et elle a fini la lecture de son conte détourné. Le contenu mérite d’être retravaillé. Ce ne sera pas le début, mais donnera une suite parfaite à une première partie qui reste à inventer.
Elle descend à la cuisine et prépare un avocat qu’elle assaisonne d’un peu de poivre et quelques gouttes de citron. Accompagné d’un verre de vin rouge, ça fera un excellent souper. Son mari est en voyage et elle se contente de fruits et légumes, ces jours-ci. Cela l’arrange, ainsi elle ne perd pas de temps, mais peut-être un kilo ou deux !
Elle épluche le journal du matin à la recherche de l’article dont Margot lui a parlé. Intrigant, en effet ! Yaya se sent tout excitée, presque euphorique. Le sujet lui plaît. Ça fera un sympathique petit polar. Hiver, hypnose, banque villageoise, forêt sauvage, fille en bottes, journaliste en quête de sensations, policiers à bout de nerfs… Les lettres se précipitent pour former des mots, des phrases, des couleurs et des musiques. Elle brode et invente, bâtit, dessine. Elle roule et danse. Effrénée. Sa frustration s’évanouit et son hésitation se mue en enthousiasme. Elle sait qu’elle ne dormira pas avant le petit matin.