Des bribes enfouies dans l’oubli, rangées dans des boîtes, fixées sur une photo, ravivées dans une lettre ou une réflexion. A 26 ans, Gilles découvre qu’il a une sœur… Julie s’est réfugiée en Mongolie, dans l’espoir de se reconstruire suite à un mariage échoué… Dans une lettre posthume à son père, Mathilde dénonce un conflit escamoté pendant de longues années… Une photo sépia épingle un après-midi éphémère de cinq enfants disparus… Les disputes constructives avec son père fournissent à Prama les outils pour réaliser ses ambitions… Découvrant que Sophie le trompe, son mari s’abandonne à sa douleur… Louise contemple ses boîtes secrètes à différents moments de sa vie… Hélène, une éternelle optimiste, se livre à des joutes avec son autre moi plus critique… Et si l’avion tombait ?
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Place du Petit Matin.
Carmen … La musique du radio réveil de Sophie vous met tout de suite dans l’ambiance. D’un seul coup ses grands yeux bruns caramel se sont ouverts pour attaquer la journée avec énergie et joie. Elle entame chaque matin comme une nouvelle aventure. Quelle bonne surprise va-t-elle lui réserver ? Sophie n’envisage jamais la possibilité d’une mauvaise nouvelle et même à l’aurore elle ne perd pas une seconde à se mettre en route, non - tout d’abord à mettre en route la machine à café. Elle boit son café noir avec beaucoup de sucre pour ensuite prendre sa douche, se maquiller, choisir sa tenue de la journée, se coiffer, toujours en sifflotant. Elle est en pleine forme et quinze minutes plus tard elle réapparaît au bord de mon lit.
- Donne-moi quand même un bisou, me dit-elle en souriant. Elle se penche sur moi et pose ses lèvres sur mon front, puis sur ma bouche avant de disparaître dans un très léger nuage de Nina by Nina Ricci.
Rue de la Colline.
Je ne suis pas du tout du genre à démarrer au quart de tour, surtout au petit matin. Ma tête et mes pensées restent embrouillées par la lourdeur de la nuit, par la douceur moite de mon duvet et cela pendant une bonne vingtaine de minutes.
Je soupire avec volupté, referme les yeux et m’abandonne à mes rêves qui tournent toujours autour de Sophie. Je l’imagine …. Sa chevelure brune jetée en arrière, elle descend la rue pavée d’un pas rapide et léger, sans chavirer sur ses talons qui me donnent le vertige. Toujours en sifflotant. Cela me fait penser au commentaire exaspéré d’une collègue un peu aigrie :
- Sophie ! Je vous en prie ! Une dame ne siffle pas !
- Alors je préfère ne pas être une dame, Madame ! Fut sa réponse logique. Elle est magnifique, ma Sophie. Elle a de la suite dans les idées.
Square des Mille Mots.
Je l’imagine encore… Tous les matins, par vent, pluie ou beau temps elle marche vingt minutes avant d’arriver au grand immeuble tout en verre qui abrite sa rédaction. Sophie est journaliste. Une bonne journaliste, c’est moi qui vous le dis. Elle pousse la porte, lance son petit "Salut !" à la réceptionniste assorti d'un sourire et peut-être même d'une blague. Puis elle monte dans l’ascenseur. Troisième étage. La journée commence par une réunion rédactionnelle. Je sais qu’aujourd’hui Sophie doit préparer une interview avec la maire de notre ville. Je ne l’ai pas vraiment vue quand elle est sortie tout à l’heure, j’étais encore trop endormi mais je suis sûr qu’elle a mis son joli tailleur bleu clair pour l’occasion.
Chemin du Bois-Joli.
Trois quarts d’heure plus tard, mon chemin me mène ailleurs. Au coin de la Place du Petit Matin je prends mon premier expresso, debout, à l’italienne. Puis je me rends dans mon atelier d’ébéniste, situé dans une maison centenaire au 8, chemin du Bois-Joli. Par pur hasard j’ai trouvé, il y a quatre ans, cette adresse qui convient si bien à mon activité. Deux chaises Louis XV, un jeu de tables gigogne, un bahut du XIXème jouxtent des meubles à valeur plutôt sentimentale. Aujourd’hui il faut que je finisse une petite commode Art Déco que j’ai eu beaucoup de plaisir à retaper. Un dernier coup de lustre et je m’apprête à la livrer à l’Avenue des Artistes 13 qui se trouve à l’autre bout de la ville.
J’ai encore le temps d’ouvrir le courrier et de faire deux téléphones. Puis je sors ma vieille camionnette beige, une Estafette, pour charger le petit meuble qui a retrouvé une belle allure.
Avenue des Artistes.
Je pense à Sophie, je pense toujours à Sophie, elle est ma vie, mon amour, ma raison d’être. Un peu ensorceleuse, un peu femme d’affaires et un brin garçon manqué, curieuse, courageuse et pleine d’entrain, tout en soignant son goût insolite pour certaines choses absolument démodées. Elle n’utilise par exemple jamais le calendrier de son smart phone mais un très traditionnel agenda papier. Son argument ? Pas de risque de manquer de batterie !
Je tourne à gauche pour entrer dans l’Avenue des Artistes. Sophie aimerait bien cette avenue bordée de platanes, ses vieux pavés, ses trottoirs ombragés et ses maisons entourées de petits jardins soignés. Ma vénérable camionnette, modèle 1980 héritée de mon père, toussote un peu. Je dois vraiment l’amener au garage. Elle aurait besoin d’une remplaçante plus jeune mais je l’aime bien et n’ai aucune envie de changer.
Plus loin je vois un couple traverser la rue. La femme ressemble à Sophie. Deux secondes. Non, la femme est Sophie. Elle n’a pas mis son tailleur bleu mais un ensemble gris souris rehaussé d’une écharpe indienne dans les tons rouges. Elle est au bras d’un homme, grand et beau. Il ne manque pas d’allure et même son jeans délavé lui procure une certaine élégance. Il se penche vers elle, lui dit quelque chose et tous les deux éclatent de rire.
Puis ils disparaissent dans le seul café de l’avenue.
Impasse des Âmes Perdues.
Abasourdi j’ai oublié pourquoi je suis ici. Je continue un petit bout et bifurque à droite pour m’arrêter dans la petite ruelle. Je prends ma tête dans les mains. Sophie me trompe. Sophie a un amant. Pourquoi ? Depuis quand ? Qui est-ce ? Qu’est-ce que j’ai fait faux ? Je me sens perdu, triste, honteux, révolté et furieux en même temps.
Rue de la Rédemption.
Je suis resté une heure environ à me creuser la tête, à m’accuser de toutes sortes de fautes, à maudire Sophie, à imaginer ma vengeance. Puis je me suis souvenu que j’étais dans le quartier pour livrer le petit meuble à ma cliente. J’ai pris mon courage à deux mains et suis retourné dans l’Avenue des Artistes.
Madame était un peu fâchée à cause du retard et puis elle m’a demandé ce qui se passait car je lui semblais tout pâle et désemparé. Il y avait de quoi ! J’ai balbutié quelque chose d’une grippe et d’un problème de voiture. Effectivement, c’est un modèle antédiluvien, a-t-elle remarqué pleine de compassion. En tout cas elle était contente de mon travail.
Maintenant je suis Rue de la Rédemption. Ha ! Rédemption ! Elle devrait s’appeler Rue de la Torture. Je me rends dans le magasin de bois et outillages pour acheter du brou de noix que j’utilise fréquemment pour le traitement des meubles anciens.
Parc de la Solitude.
Je n’en peux plus. Je ne me sens pas capable de retourner à l’atelier et reprendre mon travail comme si de rien n'était. Il est déjà quinze heures, j’ai erré en ville, je n’ai rien mangé, je suis épuisé, à bout.
Je m’arrête au Parc de la Solitude et m’assieds un moment sur un banc sous l’immense tilleul. Je dois rétablir l’ordre dans ma tête, réfléchir comment faire face à cette situation abominable. Sept ans, il paraît que c’est l’année fatidique dans la vie d’un couple. Jamais je n’aurais soupçonné que Sophie pourrait avoir un ami, un amant, une aventure. Mais elle est si belle … trop belle pour moi ... si talentueuse … si indépendante … si … si … si … Oh, la garce ! Infidèle ! Traîtresse ! J’ai envie de lui faire mal. Je pourrais….
Le téléphone sonne. Je le sors de ma poche et regarde l'écran. Sophie ! Je prends ? Je ne prends pas ? Je prends !
- Figure-toi, mon amour, qui j’ai rencontré aujourd’hui ? Juste après mon interview avec la maire. Elle est remarquable, cette nouvelle maire et je crois que je tiens un très bon article. Et qui m’interpelle quand je sors de la mairie ? Tu ne devineras jamais ! Rafael. Tu te souviens de Rafael ? Un maladroit chronique, toujours un peu trop gros, un peu trop lent, un tantinet clown ou bouffon et la risée de tous les copains. Je ne l’ai presque pas reconnu, tellement il a changé. Grand, mince, beau mais toujours aussi drôle. Cinq ans passés aux Canada lui ont fait un grand bien. Il est de retour en ville pour une quinzaine. Nous avons pris un café ensemble Avenue des Artistes. Il n’avait pas beaucoup de temps et moi non plus. Je l’ai donc invité à dîner à la maison demain soir. Je pense que cela te fera aussi plaisir de le revoir ?
- Ouiiiiiiiiii !
Ombragé par le grand bouleau, Hélène se laisse tomber dans la chaise-longue orange, un verre de Gewürztraminer d’Alsace à la main. Tout le monde est parti, le calme retourné dans la maison et dans le jardin. Deux moineaux se chamaillent dans les branches de l’arbre. La fête était belle, elle a duré deux jours. Cinquante invités pour cinquante ans de mariage. De nos jours, ce n’est plus très courant. On se quitte, divorce, se remarie ou pas, décompose et recompose les familles et les vies.
Hélène dépose son verre de vin dans l’herbe. Elle ferme les yeux, se sent heureuse. Derrière elle cinquante années ponctuées de magnifiques moments, d’heureuses rencontres, de belles aventures. Et devant elle, qui a soixante quinze ans, encore quelques années bien remplies, grâce à une bonne santé et une envie intacte de vivre.
- Haha, magnifiques moments, heureuses rencontres, belles aventures, se moque une petite voix. Hélène lève la tête et regarde autour d’elle.
Personne.
- Ne regarde pas ailleurs, regarde à l’intérieur, lui dit la voix avec un timbre plus insistant.
- Ah ! C’est toi ! Pessimoi ! Je ne t’ai pas appelée. Tu viens toujours au mauvais moment. Que veux-tu ?
- Je sais, ce n’est jamais le bon moment. Je suis là pour te ramener à la vérité. Une belle fête, une journée de bonheur, oui, et le quotidien se passe comment ? Il devient un peu flemmard, ton Olivier. Je le sais, tu l’as pensé et comme je suis là pour scruter tes pensées, je suis toujours au courant de tout.
- Effectivement, emmerdeuse, tu veux gâcher ma journée ? Bon, il est vrai, si je ne le poussais pas de temps en temps, il ne sortirait plus de la maison. Il est accro à son journal. Pas de théâtre, pas de cinéma. Il faut presque le tirer par les cheveux, mais voilà, il n’en a plus… Puis pour les balades, j’en ai assez de lui demander tout le temps. Alors j’y vais seule. Ma fois, c’est notre manière de fonctionner. Il ne faut pas oublier non plus, que je passe des heures dans mon atelier pour peindre. Ensuite la moitié de la nuit devant l’ordinateur pour écrire des histoires.
- Oui, il est souvent seul au salon ou sur la terrasse. Ce n’est pas sympa de ta part.
- Tu as raison, Pessimoi, mais je crois qu’il ne m’en veut pas. Il est toujours un grand fan de tout ce que je fais. Le premier à me féliciter d’une nouvelle histoire, d’un tableau fini, d’une idée saugrenue. Adhésion inconditionnelle.
- Là dessus je me dois tout de même de soulever un point positif. Tu as une chance inouïe, il est toujours amoureux de toi. Puis vous partagez votre passion pour les voyages. Là, vous vous complétez parfaitement. Peu de couples, surtout de votre âge, entreprennent des voyages comme vous les faites. Aventure, travail bénévole, improvisation, débrouillardise, curiosité, envie de rencontres – là vous êtes absolument sur la même longueur d’onde.
- Ah, même toi tu as remarqué cela. Oui, je crois que cet esprit nous soude vraiment et nous rend très complices. Tu te souviens ? J’avais peur de la retraite. Qu’allions nous devenir ? Nous avons eu les enfants très tôt, ensuite chacun était pris par son chemin professionnel. Alors la vie de couple se résumait au week-end et aux vacances. Vivre 24 heures sur 24 ensemble ? Cela me semblait invraisemblable, irréel. Nous avons donc consulté une psychologue. Dans nos entretiens pas mal de choses et de pensées ont fait surface. En conclusion la psy nous a recommandé de créer un projet commun à l’aube de ce nouveau chapitre dans le livre de notre vie. Nous avons opté pour sept mois de bénévolat au Cambodge. C’était la bonne résolution. Celle qui est à la base de notre vie active de retraités. Il est vrai que depuis bien longtemps notre amour se base sur la confiance, la tolérance, le respect. Et tu as raison qu’Olivier est toujours amoureux de moi. Jamais avare de compliments, toujours généreux et courtois. Je reconnais aussi ma chance qu’il fasse la cuisine et aide beaucoup dans les tâches de tous les jours…
- Oh, là tu as une femme de ménage.
- Sûr mais tout de même, il y a le jardin, les commissions, les petites réparations. Regarde un peu ailleurs, beaucoup d’hommes sont passablement égoïstes. Lui, il a toujours gardé sa petite touche boyscout. Dès que quelqu’un a besoin d’aide, Olivier est là.
- Oui, oui, oui, laisse-moi revenir à mon job de râleuse, de pessimiste. Je te rappelle que la vie n’a pas toujours été rose. L’amour pas toujours parfait. A propos amour. Quand as tu fait l’amour pour la dernière fois, hein ?
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