Cinq pays: Cambodge, Cuba, Indonésie, Afrique du Sud, Namibie. Trente-cinq récits et anecdotes captent des moments éphémères, insolites, drôles, surprenants ou anodins, des instants qui composent l’essence du voyage. Un mélange d’observations, d’émotions, d’émerveillement, voire de petites galères qui pimentent et tissent les souvenirs.
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Voyager
Le but de ce petit recueil n’est pas de vous servir de guide de voyage. Il en existe à profusion. Mon envie est plutôt de partager des moments éphémères, insolites ou drôles qui font l’essence du voyage, un mélange d’observations, d’impressions, d’émerveillements, voire de petites galères qui pimentent et tissent nos souvenirs.
Mais quelles sont les raisons qui nous poussent à voyager ? Est-ce une fuite, une évasion ou un virus qu’on attrape ? Est-ce l’instinct lointain de nos ancêtres nomades ou simplement une curiosité ?
Je ne saurais trancher. Un peu de tout cela, sûrement.
Pour moi le voyage intensifie la notion de vivre, donne des ailes de liberté, déclenche des émotions intenses et suscite des étincelles. Il invite aussi à apprendre encore et encore, à faire des rencontres brèves ou extraordinaires et permet de prendre du recul par rapport à notre vie quotidienne.
Et quel bonheur de rentrer chez soi !
Traverser la frontière à pied
Dans le sud du Laos avant de rentrer au Cambodge, on découvre un delta intérieur où le fleuve se sépare en de multiples chenaux séparés par des bancs de sables et des îles de taille variée, certaines inhabitées, d’autres occupées seulement par des animaux sauvages et des oiseaux. Cette région éloignée et indomptée est connue sous le nom de Quatre Mille Iles.
Nous terminons notre séjour au Laos par une semaine reposante sur une de ces îles, un pied dans le sable, l’autre dans l’eau. Notre projet était de poursuive vers le Vietnam. Mais notre amour pour le Cambodge refait surface et la décision est vite prise. Notre première étape sera le Ratanakiri, province montagneuse au nord-est du Cambodge que nous ne connaissons pas encore. On appelle les habitants les Khmers Loeu (Khmers d’en haut).
Sur notre petite île Don Khong, dans une agence qui ressemble plus à un kiosque, nous arrangeons notre voyage au pays voisin. Pas facile, personne ne peut nous expliquer combien de temps prend le trajet, si le bus est direct ou si nous devons changer. Selon l’information affichée sur un tableau : Don Khong - Ban Lung, Ratanakiri, départ 8h05, arrivée 16h30. Remarquez la précision !
En vécu : pick-up par sampan 8h15 à notre guesthouse. Deux autres arrêts pour prendre encore trois personnes, puis traversée vers la terre ferme. Nous arrivons à 9h. Une quinzaine de personnes attendent déjà. Nous montrons nos billets. Le bus part dans une heure, nous dit-on. Nous achetons de l’eau, quelques biscuits, quelques bananes et faisons un pipi à 1000 kip. Une heure plus tard on nous désigne un des deux bus qui sont là. Nous amenons nos bagages. Départ vers 10 heures et quelques. En seulement trente minutes nous atteignons la frontière. Terminus, tout le monde descend. Le passage se fait à pied. Nous tirons nos valises (les sacs à dos font partie du passé !) sur la large route en gravillons jusqu’à la douane lao pour nous procurer le tampon de sortie : deux dollars par personne. Edgard doit se mettre à genoux devant le guichet, tellement la petite fenêtre est basse. Rigolade. Il a l’air de faire sa prière. Nous tirons nos bagages sur deux cents mètres de no man’s land entre deux barrières. A gauche de la route déserte un petit stand où on reçoit le formulaire à remplir pour l’entrée au Cambodge. Un dollar. Ensuite nous recevons deux petites feuilles, nos visas. On nous fait comprendre qu’il faut traverser. De l’autre côté de l’autoroute en gravillons un grand bâtiment. A la première table le douanier colle nos feuilles dans notre passeport. Vingt-cinq dollars. A la deuxième un autre personnage en uniforme ajoute un tampon et une signature. Encore une fois un dollar. On n’y comprend rien mais nous sommes contents d’avoir accompli le chemin du combattant.
A quelle heure, y aura-t-il un bus ? A midi. Nous mangeons une banane, buvons de l’eau et attendons. Onze heures. Un bus arrive de Paksé au Laos, s’arrête et les passagers font une pause, puis il continue. Ce n’était donc pas le nôtre. Alors ? C’est pour bientôt, c’est peut-être le bus là-bas que vous prendrez. Ah bon, on se réserve déjà une place.
C’est l’heure d’une bière. On a trouvé une place à l’ombre et bavardons avec les autres voyageurs. Je ne sais plus à quelle heure on est partis, peut-être 11h30 ou midi. Le bus arrive à Stung Treng, la première ville un peu plus grande au Cambodge, à 14 heures. Nous sommes six à descendre à la bifurcation vers l’est pour prendre une correspondance vers Ban Lung, la capitale du Ratanakiri. Les autres continuent en direction de Phom Penh ou de Siem Reap. Une table dans une cabane qui fait échoppe, séjour, resto, pompe à essence. Nous sommes avec deux Kiwis qui voyagent trois mois en Asie du sud-est, puis quatre mois en Europe et au retour quelques mois en Inde. L’autre couple est anglais, en voyage depuis dix-huit mois. Ils veulent rentrer d’ici un mois par la voie terrestre à travers l’Asie et l’Europe. On échange des histoires, des aventures et des tuyaux. Propos de routards.
Plusieurs bus passent. Ce n’est jamais le bon. Quand il arrive finalement, nous trouvons juste deux dernières places. Je regarde l’horloge au dessus du pare-brise : 17h11. La route est large, en sable rouge et la poussière nous fait penser au Mondulkiri, la province voisine. Pas de trafic. De temps en temps un camion ou un autre bus. Puis la nuit tombe. Nous arrivons à Ban Lung à vingt heures.
II n’y a pas de tuk-tuk ici. Deux motodops se chargent de nos bagages et nous amènent au Chen Lok Hotel près du lac que nous avons choisi dans le Lonely Planet, pour sa belle situation et son restaurant. Il n’y a pas de restaurant, même pas un jus, un café ou une limonade. Quant à la belle situation, ce que nous distinguons dans le noir n’a absolument rien d’exceptionnel. Mais la chambre est grande et propre, coûte seulement dix dollars et l’air conditionné marche. On tombe de fatigue.
*****
Ça c’était en 2011 et selon votre état d’esprit vous trouverez cette traversée de la frontière archaïque ou pittoresque. Mais quand nous rentrons en 2017 en avion de Phnom Penh via Bangkok et Francfort à Genève c’est à peine moins folklorique. Au départ photo de face et de profil. Empreintes de tous les dix doigts. Fouille du bagage à main. Arrivés à Francfort nous avons tout juste une heure pour le transit. Des kilomètres de tapis roulants, trois ne fonctionnent pas. Rebelote pour le contrôle de sécurité. Mettre les liquides (pas plus de 100 mg) dans un sac en plastique. Sortir l’ordinateur, le téléphone. Déposer le sac, les souliers, la ceinture, la montre, la veste, le pull (puis-je garder mon t-shirt ?) dans quatre différents bacs. Le sac à dos d’Edgard est sélectionné pour un contrôle supplémentaire à la main. Mais cette main gantée doit d’abord s’occuper de quatre autres bagages à main qui font déjà la queue. L’heure de départ de notre avion approche dangereusement. Qu’est-ce qui a cloché à l’examen aux rayons X ?
- Voilà, la jolie douanière sort nos petites jumelles et une brosse à dents électrique. La prochaine fois il vaut mieux les mettre en bagage à soute. Bon voyage !
Encore des couloirs, des escaliers, des tapis roulants. Porte A 68. Ce n’est pas la plus proche. Epuisés, nous attrapons de justesse notre vol.
Comment se procurer du sucre
La Havane - La large Calle 23, appelée La Rampa grouille de vieilles Chevrolet qui démarrent dans un nuage historique, de monde coloré qui déambule, de rires sonores ou pointus, de musique. Les effluves de rhum, de cigares et de café se mêlent aux émanations des pots d’échappement.
Passage étroit entre deux maisons des années 1950. On monte deux escaliers extérieurs pour atteindre une coursive étroite sur laquelle plusieurs portes se suivent, toutes doublées, à l’instar des petites fenêtres, d’un grillage en fer forgé muni d’un gros cadenas. La troisième est celle de notre minuscule appartement faisant face au mur du bâtiment voisin. Nous sommes au centre du quartier Vedado de La Havane. On s’habitue à la promiscuité, des milliers de cubains vivent ainsi et pour nous ce ne sera que pour un mois. Nous sommes là pour apprendre l’espagnol avant de découvrir les différentes provinces de Cuba.
Notre cuisine est minuscule et nous y préparons seulement le petit déjeuner qui n’est pas complet sans un café. Ah, ce que le café est bon à Cuba. Nous l’aimons noir avec du sucre. Or la petite réserve qu’il y avait sur un rebord animé par des fourmis est vite épuisée. Il faut en acheter. Quoi de plus simple que d’aller au supermarché. Oui mais … la grande surface est presque vide, la moitié des étagères s’ennuie, l’autre est surchargée d’œufs. Des centaines voire des milliers d’œufs. Rien d’autre.
Qu’à cela ne tienne. Un peu plus loin il y a un petit shop marqué Alimentación. De la confiture de goyave en bidons de 5 litres, quelques paquets de pâtes, deux sortes de biscuits secs, trois bouteilles d’huile, du rhum à volonté, des caisses de taKola, le Coca Cola local, du ketchup, du riz et des flageolets noirs. Azucar ? Nada.
Dans une troisième échoppe le même tableau. Dans la quatrième on vend aussi des produits de beauté. Un contrôleur nous demande poliment de jeter un coup d’œil dans notre sac. A l’étalage pas de sucre.
Nous continuons notre chemin au petit bonheur et nous nous arrêtons devant un genre de hangar avec un large comptoir, une balance romaine cabossée par des années de service et des grands sacs en jute remplis de riz, farine, sel, graines et sucre peut-être? On fait la queue. On fait partout la queue, « la cola », devant la banque, au bus, devant le guichet du boulanger, au cinéma. Une Cubaine nous adresse la parole et dans un français parfait elle nous explique que ce n’est pas un magasin pour nous. C’est ici que la population s’approvisionne avec la carte de rationnement. Eh oui, nous sommes dans un état communiste.
- Mais où pouvons nous trouver du sucre ? La dame éclate de rire et hausse les épaules.
Nous avons compris qu’il est plus facile d’acheter des tetrapack d’un décilitre de rhum et des cigares à la pièce dans n’importe quel bistrot ou bar que du sucre.
Sur notre coursive nous rencontrons Maria-Teresa, la voisine, petite, grisonnante, soixante-huit ans, un tablier bleu, des pantoufles effilochées et une vieille veste trouée sur les épaules. Elle suspend deux T-shirts de son petit-fils sur un fil qui pendouille dans le vide. Elle a encore mal au dos, cela ne l’empêche pas de nous faire un grand sourire et de demander comment on va.
- Ah, vous n’avez pas trouvé de sucre ? Fallait me demander. Allez chercher votre boîte, je vais vous en donner.
Elle a à peine de quoi boucler la semaine mais elle partage son sucre avec nous. Simplement !
Asi es la vida !