Gisela Raeber

Colère et tristesse

Mon cher Papa,

1996, cela fait un ans que nous t’avons enterré et aujourd’hui j’ai envie de te parler dans l’au-delà. Je veux enfin régler ce conflit non maîtrisé qui ne m’a jamais laissé tranquille. Un conflit entre toi et moi qui me pèse encore. Je ne t’en ai point parlé, je n’ai pas osé. Par pudeur, par respect, par lâcheté ? Pourtant j’ai imaginé notre discussion maintes fois.

Laisse-moi revenir sur un passé lointain.

En 1968 Pierre, notre bébé et moi habitions chez vous à la maison. Vous nous aviez offert votre aide et aménagé un petit appartement chez vous, alors que nous étions plutôt dans la dèche. Lorsque tu passais quinze jours de vacances avec maman à San Remo, Pierre s’est fait licencier à l’hôtel où il travaillait. C’était une période de récession. Contre toute attente, il a immédiatement trouvé un nouveau travail dans une ville à 100 km de chez nous.

Quand vous êtes rentrés et que nous vous avons expliqué la situation, licenciement, nouveau travail, déménagement en vue, tu t’es mis en colère en disant « Licencié ? Bah, vous avez fait exprès, vous avez tout arrangé à l’avance, rien que pour déménager, nous quitter et nous priver de notre petit-fils. »

Cela m’a fait très mal. J’ai essayé de te calmer et de te convaincre de la véracité de notre situation. « Si tu ne me crois pas, s’il-te-plaît, papa, téléphone à l’hôtel. Le chef des ressources humaines confirmera les faits. »

Résolument fâché ta réponse fut un NON catégorique. Tu m’as tendancieusement dépeinte comme une menteuse sans vouloir vérifier mes dires.

Avec chaque jour l’atmosphère est devenue plus venimeuse. Je me suis murée dans le silence. Huit semaines plus tard nous avons déménagé. Pendant deux mois vous n’êtes pas venus nous voir. Puis c’était « rien que pour voir le petit ». Tu nous as fait sentir ton indignation teintée de mépris. En partant tu as même glissé deux billets sous le vase à fleur dans l’entrée « s’est pour le repas ». C’était si humiliant. Ma révolte d’avoir été traitée de menteuse ingrate s’est profondément ancrée en moi. Elle a posée un voile sur mon amour pour toi et sur la gratitude que je ressentais envers vous, mes parents. Mais je me suis tue. Pourtant je n’étais jamais timide.

Les années ont passé, avec le temps ta colère s’est tassée. La mienne aussi. Nous avons fait avec. Ultérieurement nous avons déménagés plusieurs fois, toujours un peu plus loin. Vous êtes venus nous voir, les enfants passaient les vacances chez vous. En apparence la relation était normale, voir bonne, n’empêche qu’une ombre grise a toujours plané sur mon âme. Peut-être pas sur la tienne qui était probablement en paix.

Dix-huit ans après, maman était déjà décédée, tu es venu passer deux semaines chez nous. Les enfants étaient heureux, ils t’aimaient beaucoup. Et moi, j’avais presque oublié le malheureux incident du début de notre mariage. Presque ! Voilà que tu me sortais un après-midi « Tu te souviens, quand Pierre s’est fait licencier de l’hôtel et que vous avez déménagé ? » Je m’en souvenais certainement. « Je voulais simplement te dire qu’à l’époque j’ai effectivement appelé l’hôtel et parlé avec le directeur des RH. Il m’a confirmé le licenciement de Pierre. »

Abasourdie, je sens ma vieille révolte remonter, plus forte encore qu’à l’origine. Pendant dix-huit ans tu as su que tu m’avais injustement traitée de menteuse, de traitresse. Dix-huit ans d’incertitude, de mal-être, de relations imperceptiblement endommagées - pour rien.

Je t’ai demandé pourquoi tu ne m’avais pas dit cela à l’époque et j’ai ajouté que cette histoire m’avait tellement troublée et rendue malheureuse pendant toutes ces années. Tu as haussé les épaules en disant que maintenant c’était fait. Pas un regret, pas un geste de désolation. Là-dessus les enfants sont rentrés et ont accaparé leur grand-père.

J’ai ressenti une grande envie de t’expliquer ma colère et ma tristesse. Je ne l’ai pas fait. Je voulais que tu comprennes combien ton attitude m’avait blessée, d’abord par la réaction à l’origine de l’histoire, ensuite par le fait de ne jamais avoir clarifié les choses, de ne jamais nous avoir dit que nous n’étions pas « ces ingrats » comme tu nous appelais au début. Je ne l'ai pas fait. Dix-huit ans tu nous as laissés dans l’incertitude et fait porter le poids d’une décision que nous n’avions pas prise. La réticence inexprimée qui a pesé sur mon cœur s’était presque dissoute quand tu l’as soudainement ravivée. Quel gâchis. Encore une fois je n’ai pas trouvé le courage de t’affronter.

Peu après ta santé s’est détériorée. Chaque fois que je venais te voir je voulais te parler. Pierre m’en a dissuadée. Pourquoi veux-tu le harceler avec ces vieilles histoires, me disait-il. Mais pour être en paix avec lui!

Aujourd’hui et vu d’ici cela a presque l’air d’une bagatelle, d’un fait divers. Je te vois sourire sous un « mais ma chérie c’est oublié depuis longtemps ». Saches que j’ai vécu les choses différemment et que je ressens toujours ce besoin de partager ma perception, ma rage et mes émotions pour enfin faire la paix avec toi, même posthume. Maintenant mon âme pourra retrouver sa sérénité. Je me sentirai mieux. Pardonne-moi de ne pas avoir su épancher mon cœur de ton vivant.

Je t’aime, papa. Mathilde

 

 

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