Gisela Raeber

Au fil des rues

Place du Petit Matin

Carmen … Le réveil de Sophie vous met tout de suite dans l’ambiance. D’un seul coup ses grands yeux gris sont ouverts pour attaquer (c’est le meilleur mot que je lui trouve) la journée avec avidité. Quelle bonne surprise va-t-elle lui réserver ? Même à l’aurore Sophie ne perd jamais une seconde à se mettre en route, non - tout d’abord à mettre en route la machine à café. Elle prend sa douche, se maquille, se coiffe, toujours en sifflotant. Elle est en pleine forme, tandis que moi, au petit matin, mes pensées restent embrouillées par mes rêves, par la douceur moite du duvet et cela pendant une bonne vingtaine de minutes. « Donne-moi quand même un bisou » me dit-elle en souriant avant de disparaître.

Rue de la Colline

Je l’imagine …. Sa chevelure brune jetée en arrière, elle descend la rue pavée d’un pas léger et sans chavirer sur ses talons qui me donnent le vertige. Toujours en sifflotant. Cela me fait penser au commentaire exaspéré d’une collègue un peu aigrie « Une dame ne siffle pas ! » Sa réponse logique « Alors je préfère ne pas être une dame, Madame ! » Elle est magnifique, ma Sophie.

Square des Mille Mots

Je l’imagine encore… Tous les matins elle marche une demi-heure avant d’arriver au grand immeuble tout en verre ou se trouve sa rédaction. Sophie est journaliste. Une bonne journaliste, c’est moi qui vous le dis. Elle leur lance son petit "Salut!" assorti d'un sourire et peut-être même d'une blague et se met au travail. Je sais qu’aujourd’hui elle doit préparer un interview avec la maire de notre ville.

Chemin du Bois-Joli

Une demi-heure plus tard, mon chemin me mène ailleurs. Dans mon petit atelier d’ébéniste, situé dans une maison centenaire au 8, chemin du Bois-Joli. Par pur hasard j’ai trouvé, il y a cinq ans, cette adresse qui convient si bien à mon activité.  En fin de matinée je dois livrer une petite commode Art Déco que j’ai eu beaucoup de plaisir à retaper, à l’Avenue des Artistes 13 qui se trouve à l’autre bout de la ville. Je sors donc ma camionnette.

Avenue des Artistes

Je pense à Sophie, je pense toujours à Sophie, elle est ma vie, mon amour. Un peu ensorceleuse, un peu garçon manqué, curieuse, courageuse et plein d’entrain, tout en soignant son goût insolite pour certaines choses absolument démodées.

Je tourne à gauche pour entrer dans l’Avenue des Artistes. Sophie aimerait bien cette avenue bordée de platanes, ses vieux pavés, ses trottoirs ombragés et ses maisons entourées de petits jardins soignés.  Ma camionnette toussote un peu, je dois vraiment l’amener au garage. Plus loin je vois un couple traverser. La femme ressemble à Sophie. Deux secondes. Non, la femme EST Sophie. Elle est au bras d’un homme, grand et beau. Il ne manque pas d’allure et même son jeans délavé lui procure une certaine élégance. Il se penche vers elle et ils éclatent de rire tous deux. Puis ils disparaissent dans le seul café du quartier.

Impasse des Âmes Perdues

Incapable d’aller livrer le meuble à ma cliente, je continue, puis tourne à droite pour m’arrêter dans la petite ruelle. Je prends ma tête dans les mains. Sophie me trompe, elle a un amant. Pourquoi ? Depuis quand ? Qui est-ce ? Qu’est-ce que j’ai fait faux ? Je me sens perdu, triste, honteux, révolté et furieux en même temps.

Rue de la Rédemption

Je suis resté une heure environ à me creuser la tête, à m’accuser de tous les maux, à maudire Sophie, à imaginer ma vengeance…. Puis je me suis décidé de livrer ce petit meuble. Madame était un peu fâchée à cause du retard et puis elle m’a demandé ce qui se passait car je lui semblais tout pâle et désemparé. Il y a de quoi !

Maintenant je suis Rue de la Rédemption, ha ! Rédemption ! Elle devrait s’appeler Rue de la Torture.  Je me rends dans le magasin pour acheter du Brou de noix.

Parc de la Solitude

Je n’en peux plus. Je ne me sens pas capable de retourner à l’atelier et reprendre mon travail comme si de rien n'était.  Il est déjà quinze heures, j’ai erré en ville, je n’ai rien mangé, je suis épuisé, à bout.

Je m’assieds un moment sur ce banc sous un tilleul. Je dois faire de l’ordre dans ma tête, réfléchir comment faire face à cette situation abominable.  Sept ans, il paraît que c’est l’année fatidique. Jamais je n’aurais soupçonné….. mais elle est si belle … trop belle pour moi ... si talentueuse … si indépendante … si … si … si … oh, la garce ! Traîtresse ! J’ai envie de lui faire mal. Je pourrais….

Le téléphone sonne. Je le sors de ma poche et regarde l'écran. Sophie ! Je prends ? Je prends pas ?  Je prends !

« Figure-toi, mon amour, qui j’ai rencontré aujourd’hui ?  Rafael. Tu te souviens de Rafael ? Toujours un peu trop gros, un peu trop lent, un peu bouffon et la risée de tous les copains. Je ne l’ai presque pas reconnu, tellement il a changé. Grand, mince, beau mais toujours aussi drôle. Cinq ans passés aux Etats-Unis lui ont fait un grand bien.  J’ai pris un café avec lui Avenue des Artistes et je l’ai invité à venir dîner à la maison demain soir, cela te vas ? »

« Ouiiiiiiiiiii »

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