Gisela Raeber

A l'ouest de la vie, à l'est de l'éternité.

 

Victor est parti. L’infirmière m’a apporté mes médicaments et je me suis couchée un moment. J’avais besoin de repos. Mon 90° anniversaire n’a pas été la grande fête que j’avais imaginée mais ce n’est pas grave. Je n’étais vraiment pas en forme pour voir du monde. Seul Victor est venu me tenir compagnie et a mange avec moi. Cela m’a fait grand plaisir même si je n’ai rien pu avaler. Je sais que je suis parfois méchante avec lui et qu’il ne le mérite pas. C’est mon tempérament et bien qu’il ait passé 60 ans, on n’y change plus rien.

Maintenant je suis debout à la fenêtre et me sens bien, toute légère. Une douce chaleur m’enveloppe, cela fait du bien à mon dos et à mes jambes. Les douleurs se sont volatilisées. La morphine ? Qu’importe, je revis.

Dans le champ ensoleillé qui jouxte la maison il y a les vaches, j’adore le son de leurs cloches qui a bercé mon enfance.

Tiens – je frotte mes yeux pour y voir clair - on a mis dans ce champ la piscine de ma maison à Téhéran. Ah, ça, c’est une belle surprise d’anniversaire.

Tous mes vieux amis sont rassemblés. Même ceux que je croyais déjà morts. Ils ont apporté d’énormes bouquets de fleurs. Il y a des roses blanches que j’adore et les tournesols que Johnny aime tellement. Quel tableau magnifique !

Là sous le cerisier, je vois la Mercedes grise de Madame Kaiser. Elle n’est pas décédée ? Non, elle en descend à l’instant, impeccable dans son nouveau tailleur Chanel. Véra est avec elle, très élégante, elle aussi. Un modèle de Léonard, je parie ! Elles seraient venues exprès de Berne ? En voiture ? Une folie. Elles auraient dû prendre l’avion. Mais pourquoi ont-elles amené Mademoiselle Wagner, l’institutrice de l’école primaire dans sa robe gris-souris. Je n’ai vraiment pas besoin de cette chipie.

Ah, je ne crois pas mes yeux. Même le Shah Reza Pahlavi s’est déplacé avec la belle Farah Diba pour me souhaiter bon anniversaire. En habit d’apparat blanc et or, quel honneur ! Ils sont accompagnés de quatre serviteurs qui portent une caisse de champagne et des corbeilles de dattes et fruits exotiques. Ils sont entourés d’une impressionnante brochette d’ambassadeurs, tous en uniforme comme dans les années soixante. Je crois rêver.

Ha, derrière il y a Rashid le jardinier en tablier vert et chapeau de pailles. Ses bras sont chargés d’énormes branches de Bougainvilliers roses. Pourtant il sait parfaitement que je préfère les blanches…

Et puis Mohamed le cuisinier en veste blanche qui sied si bien à sa peau basanée. Il aurait pu mettre une nouvelle toque, elle a une grosse tache jaune à droite qui doit dater du curry de midi. Si je ne m’occupe pas de tout …

A gauche sous le palmier il y a un petit groupe de musiciens qui commencent à jouer « Happy birthday » et tout le monde chante en agitant des petits drapeaux suisses.

Je suis émue, éblouie, émerveillée. J’ai envie de pleurer de joie. Il y a longtemps que je n’ai pas été aussi heureuse. Je dois absolument raconter tout cela à Victor demain. D’ailleurs, pourquoi n’est-il pas là. ? Et son frère d’Amérique manque aussi. Toujours en vadrouille, ces gamins.

Chut ! Chut !

Quelqu’un m’appelle…

Johnny ? C’est toi, Johnny ?

Ça fait si longtemps.

Oh mon amour,

Attends-moi, je viens.

 

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