Journée d'une confinée

Le café du jeudi de l’initiative Quartier solidaire est hautement apprécié chez les séniors de notre commune quand soudain, le confinement érige ses barrières. Le café se prend dorénavant au bout du fil. On se remonte le moral, offre de l’aide ou bavarde juste un moment. Marlène vit seule dans sa maison. Je l’ai rencontrée plusieurs fois, elle est Allemande comme moi et a plus de nonante ans. Mon appel lui fait plaisir.

- Je vais relativement bien. Merci !

- As-tu besoin de quelque chose ? Veux-tu que nous t’envoyions quelqu’un pour faire les commissions ?

- C’est gentil de t’inquiéter pour moi. Mais je n’ai pas besoin d’aide. Un jeune amène mes repas, le CMS passe chaque jour. Je jardine un peu et lis beaucoup. Mes deux filles m’appellent souvent depuis Genève. Tu sais que je suis née en 1930, j’ai vécu la Deuxième Guerre mondiale, l’exode de l’est vers l’ouest: plus rien ne me fait peur.

Je le sais effectivement. Elle me parle souvent de cette époque.

- Oui, tu as eu une vie mouvementée. Mais la situation est très différente aujourd’hui.

- Passons ! Par contre, j’adore causer. Et toi ? Que fais-tu ?

Comme Marlène, mon mari et moi vivons dans une maison avec jardin et jouissons d’une excellente santé. Quand nous ne voyageons pas, nous passons beaucoup de temps à la maison. À la retraite, nous ne vivons pas avec la peur au ventre de perdre notre emploi. Le confinement ne ressemble pas à une punition. Nous nous sentons plutôt privilégiés, surtout en pensant aux personnes enfermées dans des appartements exigus ...

Ma matinée débute au yoga, entamer la journée en sérénité. À 9h, nous prenons le petit déjeuner à deux, suivi de la lecture du journal. Ensuite, je fais quelques coups de téléphone. Aujourd’hui, j’ai justement choisi Marlène.

Après je sème des fleurs comestibles pendant que mon mari est à l’ordinateur. Rentré début mars d’un mandat bénévole au Burundi, il peaufine le projet, rédige des listes de matériel et des conseils pour le projet d’apprentissage de cuisinier.

Notre fille et notre petite-fille nous font les commissions deux fois par semaine. Elles arrivent justement en fin de matinée. Pour les recevoir, nous avons placé deux chaises longues sous le bouleau, à trois mètres de la terrasse. Ainsi nous pouvons échanger les dernières nouvelles et bavarder un peu. On n’ose pas s’embrasser et cela me manque.

Midi approche : une voisine m’a récemment apporté de l’ail des ours. J’épluche le web à la recherche de recettes. Cela donne une excellente soupe, un délicieux beurre, un pesto relevé.  Va pour les tagliatelles au pesto suisse, aujourd’hui. Ensuite un petit café sur la terrasse : il fait 23° un 10 avril !

Le bon à tirer de mon dernier roman est arrivé par email. 170 pages à réviser. La publication avance au ralenti. Mais ce n’est pas le temps qui manque.

Puis vient l’heure créative. Hier, j’ai cousu des masques. Aujourd’hui je préfère le modelage d’argile. Le 16 mars, premier jour du confinement, j’ai créé une première tête illustrant l’actualité: monsieur Atchoum ! J’en publie une chaque jour sur Facebook: en manque d’une coupe de cheveux, la nature qui se fiche du virus, le ras-le-bol du confinement, la fatigue, mais aussi la méditation, le télétravail et la fête d’anniversaire par Zoom. J’ai mes fans sur le réseau ! Un ami m’a même avoué:

- J’attends chaque matin ta Coronella du jour. Elle me fait rire. Cela fait du bien!

En attendant, mon mari prépare le dîner. Filet d’agneau, sauce à la menthe, riz, salade. Et un bon vin rouge. On mange sur la terrasse. Le quartier est silencieux.

Nous ne manquons jamais le téléjournal « pandémie ». Plus tard le merci au personnel soignant : applaudissements, cloches et bravos retentissent. Le seul rendez-vous quotidien avec nos voisins !

Non, ce n’est pas tout à fait vrai. Depuis quinze jours, nous avons ajouté à ces applaudissements furtifs à la tombée de nuit deux rencontres hebdomadaires plus conséquentes. Chacun amène sa chaise, sa bouteille d’eau ou le café. Nous nous plaçons en cercle sur le parking entre les maisons. Les cinq couples à la retraite observent une distance sociale de presque trois mètres. Nous soignons même notre look: il n’y a pas d’autres occasions ! Crème solaire, chapeau ou parasol sont de rigueur ! D’abord, nous ne parlons que du Coronavirus. Puis les discussions divergent sur toute sorte de sujet. Depuis quarante ans que nous habitons ici, nous n’avons jamais autant parlé ensemble.

- Je vois, dit Marlène et je remarque qu’elle sourit au téléphone, le confinement a aussi ses bons côtés.

- Oui, malgré la distance il y a un rapprochement et beaucoup de solidarité.

- Quelle chance d’avoir ton mari, dit Marlène, à deux le confinement est plus marrant !  Une optimiste, Marlène.

Nous raccrochons dans une pensée aux moins chanceux : les malades, les anxieux, les démunis et tous ceux qui souffrent. La journée se termine parfois sur Skype avec notre fils et nos petits-enfants aux USA, confinés eux aussi.

Au fil des rues

Place du Petit Matin

Carmen … Le réveil de Sophie vous met tout de suite dans l’ambiance. D’un seul coup ses grands yeux gris sont ouverts pour attaquer (c’est le meilleur mot que je lui trouve) la journée avec avidité. Quelle bonne surprise va-t-elle lui réserver ? Même à l’aurore Sophie ne perd jamais une seconde à se mettre en route, non - tout d’abord à mettre en route la machine à café. Elle prend sa douche, se maquille, se coiffe, toujours en sifflotant. Elle est en pleine forme, tandis que moi, au petit matin, mes pensées restent embrouillées par mes rêves, par la douceur moite du duvet et cela pendant une bonne vingtaine de minutes. « Donne-moi quand même un bisou » me dit-elle en souriant avant de disparaître.

Rue de la Colline

Je l’imagine …. Sa chevelure brune jetée en arrière, elle descend la rue pavée d’un pas léger et sans chavirer sur ses talons qui me donnent le vertige. Toujours en sifflotant. Cela me fait penser au commentaire exaspéré d’une collègue un peu aigrie « Une dame ne siffle pas ! » Sa réponse logique « Alors je préfère ne pas être une dame, Madame ! » Elle est magnifique, ma Sophie.

Square des Mille Mots

Je l’imagine encore… Tous les matins elle marche une demi-heure avant d’arriver au grand immeuble tout en verre ou se trouve sa rédaction. Sophie est journaliste. Une bonne journaliste, c’est moi qui vous le dis. Elle leur lance son petit "Salut!" assorti d'un sourire et peut-être même d'une blague et se met au travail. Je sais qu’aujourd’hui elle doit préparer un interview avec la maire de notre ville.

Chemin du Bois-Joli

Une demi-heure plus tard, mon chemin me mène ailleurs. Dans mon petit atelier d’ébéniste, situé dans une maison centenaire au 8, chemin du Bois-Joli. Par pur hasard j’ai trouvé, il y a cinq ans, cette adresse qui convient si bien à mon activité.  En fin de matinée je dois livrer une petite commode Art Déco que j’ai eu beaucoup de plaisir à retaper, à l’Avenue des Artistes 13 qui se trouve à l’autre bout de la ville. Je sors donc ma camionnette.

Avenue des Artistes

Je pense à Sophie, je pense toujours à Sophie, elle est ma vie, mon amour. Un peu ensorceleuse, un peu garçon manqué, curieuse, courageuse et plein d’entrain, tout en soignant son goût insolite pour certaines choses absolument démodées.

Je tourne à gauche pour entrer dans l’Avenue des Artistes. Sophie aimerait bien cette avenue bordée de platanes, ses vieux pavés, ses trottoirs ombragés et ses maisons entourées de petits jardins soignés.  Ma camionnette toussote un peu, je dois vraiment l’amener au garage. Plus loin je vois un couple traverser. La femme ressemble à Sophie. Deux secondes. Non, la femme EST Sophie. Elle est au bras d’un homme, grand et beau. Il ne manque pas d’allure et même son jeans délavé lui procure une certaine élégance. Il se penche vers elle et ils éclatent de rire tous deux. Puis ils disparaissent dans le seul café du quartier.

Impasse des Âmes Perdues

Incapable d’aller livrer le meuble à ma cliente, je continue, puis tourne à droite pour m’arrêter dans la petite ruelle. Je prends ma tête dans les mains. Sophie me trompe, elle a un amant. Pourquoi ? Depuis quand ? Qui est-ce ? Qu’est-ce que j’ai fait faux ? Je me sens perdu, triste, honteux, révolté et furieux en même temps.

Rue de la Rédemption

Je suis resté une heure environ à me creuser la tête, à m’accuser de tous les maux, à maudire Sophie, à imaginer ma vengeance…. Puis je me suis décidé de livrer ce petit meuble. Madame était un peu fâchée à cause du retard et puis elle m’a demandé ce qui se passait car je lui semblais tout pâle et désemparé. Il y a de quoi !

Maintenant je suis Rue de la Rédemption, ha ! Rédemption ! Elle devrait s’appeler Rue de la Torture.  Je me rends dans le magasin pour acheter du Brou de noix.

Parc de la Solitude

Je n’en peux plus. Je ne me sens pas capable de retourner à l’atelier et reprendre mon travail comme si de rien n'était.  Il est déjà quinze heures, j’ai erré en ville, je n’ai rien mangé, je suis épuisé, à bout.

Je m’assieds un moment sur ce banc sous un tilleul. Je dois faire de l’ordre dans ma tête, réfléchir comment faire face à cette situation abominable.  Sept ans, il paraît que c’est l’année fatidique. Jamais je n’aurais soupçonné….. mais elle est si belle … trop belle pour moi ... si talentueuse … si indépendante … si … si … si … oh, la garce ! Traîtresse ! J’ai envie de lui faire mal. Je pourrais….

Le téléphone sonne. Je le sors de ma poche et regarde l'écran. Sophie ! Je prends ? Je prends pas ?  Je prends !

« Figure-toi, mon amour, qui j’ai rencontré aujourd’hui ?  Rafael. Tu te souviens de Rafael ? Toujours un peu trop gros, un peu trop lent, un peu bouffon et la risée de tous les copains. Je ne l’ai presque pas reconnu, tellement il a changé. Grand, mince, beau mais toujours aussi drôle. Cinq ans passés aux Etats-Unis lui ont fait un grand bien.  J’ai pris un café avec lui Avenue des Artistes et je l’ai invité à venir dîner à la maison demain soir, cela te vas ? »

« Ouiiiiiiiiiii »

Colère et tristesse

Mon cher Papa,

1996, cela fait un ans que nous t’avons enterré et aujourd’hui j’ai envie de te parler dans l’au-delà. Je veux enfin régler ce conflit non maîtrisé qui ne m’a jamais laissé tranquille. Un conflit entre toi et moi qui me pèse encore. Je ne t’en ai point parlé, je n’ai pas osé. Par pudeur, par respect, par lâcheté ? Pourtant j’ai imaginé notre discussion maintes fois.

Laisse-moi revenir sur un passé lointain.

En 1968 Pierre, notre bébé et moi habitions chez vous à la maison. Vous nous aviez offert votre aide et aménagé un petit appartement chez vous, alors que nous étions plutôt dans la dèche. Lorsque tu passais quinze jours de vacances avec maman à San Remo, Pierre s’est fait licencier à l’hôtel où il travaillait. C’était une période de récession. Contre toute attente, il a immédiatement trouvé un nouveau travail dans une ville à 100 km de chez nous.

Quand vous êtes rentrés et que nous vous avons expliqué la situation, licenciement, nouveau travail, déménagement en vue, tu t’es mis en colère en disant « Licencié ? Bah, vous avez fait exprès, vous avez tout arrangé à l’avance, rien que pour déménager, nous quitter et nous priver de notre petit-fils. »

Cela m’a fait très mal. J’ai essayé de te calmer et de te convaincre de la véracité de notre situation. « Si tu ne me crois pas, s’il-te-plaît, papa, téléphone à l’hôtel. Le chef des ressources humaines confirmera les faits. »

Résolument fâché ta réponse fut un NON catégorique. Tu m’as tendancieusement dépeinte comme une menteuse sans vouloir vérifier mes dires.

Avec chaque jour l’atmosphère est devenue plus venimeuse. Je me suis murée dans le silence. Huit semaines plus tard nous avons déménagé. Pendant deux mois vous n’êtes pas venus nous voir. Puis c’était « rien que pour voir le petit ». Tu nous as fait sentir ton indignation teintée de mépris. En partant tu as même glissé deux billets sous le vase à fleur dans l’entrée « s’est pour le repas ». C’était si humiliant. Ma révolte d’avoir été traitée de menteuse ingrate s’est profondément ancrée en moi. Elle a posée un voile sur mon amour pour toi et sur la gratitude que je ressentais envers vous, mes parents. Mais je me suis tue. Pourtant je n’étais jamais timide.

Les années ont passé, avec le temps ta colère s’est tassée. La mienne aussi. Nous avons fait avec. Ultérieurement nous avons déménagés plusieurs fois, toujours un peu plus loin. Vous êtes venus nous voir, les enfants passaient les vacances chez vous. En apparence la relation était normale, voir bonne, n’empêche qu’une ombre grise a toujours plané sur mon âme. Peut-être pas sur la tienne qui était probablement en paix.

Dix-huit ans après, maman était déjà décédée, tu es venu passer deux semaines chez nous. Les enfants étaient heureux, ils t’aimaient beaucoup. Et moi, j’avais presque oublié le malheureux incident du début de notre mariage. Presque ! Voilà que tu me sortais un après-midi « Tu te souviens, quand Pierre s’est fait licencier de l’hôtel et que vous avez déménagé ? » Je m’en souvenais certainement. « Je voulais simplement te dire qu’à l’époque j’ai effectivement appelé l’hôtel et parlé avec le directeur des RH. Il m’a confirmé le licenciement de Pierre. »

Abasourdie, je sens ma vieille révolte remonter, plus forte encore qu’à l’origine. Pendant dix-huit ans tu as su que tu m’avais injustement traitée de menteuse, de traitresse. Dix-huit ans d’incertitude, de mal-être, de relations imperceptiblement endommagées - pour rien.

Je t’ai demandé pourquoi tu ne m’avais pas dit cela à l’époque et j’ai ajouté que cette histoire m’avait tellement troublée et rendue malheureuse pendant toutes ces années. Tu as haussé les épaules en disant que maintenant c’était fait. Pas un regret, pas un geste de désolation. Là-dessus les enfants sont rentrés et ont accaparé leur grand-père.

J’ai ressenti une grande envie de t’expliquer ma colère et ma tristesse. Je ne l’ai pas fait. Je voulais que tu comprennes combien ton attitude m’avait blessée, d’abord par la réaction à l’origine de l’histoire, ensuite par le fait de ne jamais avoir clarifié les choses, de ne jamais nous avoir dit que nous n’étions pas « ces ingrats » comme tu nous appelais au début. Je ne l'ai pas fait. Dix-huit ans tu nous as laissés dans l’incertitude et fait porter le poids d’une décision que nous n’avions pas prise. La réticence inexprimée qui a pesé sur mon cœur s’était presque dissoute quand tu l’as soudainement ravivée. Quel gâchis. Encore une fois je n’ai pas trouvé le courage de t’affronter.

Peu après ta santé s’est détériorée. Chaque fois que je venais te voir je voulais te parler. Pierre m’en a dissuadée. Pourquoi veux-tu le harceler avec ces vieilles histoires, me disait-il. Mais pour être en paix avec lui!

Aujourd’hui et vu d’ici cela a presque l’air d’une bagatelle, d’un fait divers. Je te vois sourire sous un « mais ma chérie c’est oublié depuis longtemps ». Saches que j’ai vécu les choses différemment et que je ressens toujours ce besoin de partager ma perception, ma rage et mes émotions pour enfin faire la paix avec toi, même posthume. Maintenant mon âme pourra retrouver sa sérénité. Je me sentirai mieux. Pardonne-moi de ne pas avoir su épancher mon cœur de ton vivant.

Je t’aime, papa. Mathilde

 

 

Pas besoin de vous expliquer qui a mes faveurs

Nous avons aménagé dans la maison avant-hier. Elle est presque finie. C’est l’hiver et le reste des travaux, surtout extérieurs, attendront le printemps. Le terrassement autour de la maison a été fait, très vite fait à la dernière minute. Je descends la marche qui mène dans le jardin encore utopique, bordé de sapins. Au fond il y a une petite maisonnette en bois, le sauna, ridicule ! J’espère que papa fera planter des cyprès. On se sentira un peu plus chez nous. Mais y survivront-ils ? J’ai des doutes. Moi non plus, je ne vais pas survivre.

Mes pieds chaussés de grosses bottes brunes rembourrées s’enfoncent dans la neige qui a recouvert la gadoue gelée d’une épaisse couche de crème fouettée.

Elle est belle, cette nappe blanche mais fidèle à mon principe je n’aime pas la neige. Je n’aime pas le froid et encore moins ce pays. Je me demande d’ailleurs ce que nous y faisons ? Papa n’aurait jamais dû accepter ce job. Cela le fait monter d’un cran dans l’hiérarchie de l’entreprise. Foutaise !

La nostalgie de l’Italien me prend à la gorge, me serre la poitrine. J’enfonce mes poings dans les poches de ma veste matelassée. J’ai envie de pleurer mais mes larmes risqueraient de geler. Il fait –15 °C. Ma Toscane me manque. Je me sens déraciné, enchaîné dans une belle maison, enfin qui sera peut-être belle un jour. Mais j’ai décidé que je ne m’y sentirai jamais chez moi. Maman, pourquoi ne t’es-tu pas opposée à cette idée de venir habiter dans un tel pays barbare? Une chance inattendue pour toute notre famille, disais-tu avec un sourire malicieux ou était-il triste ? Connaître un autre pays, apprendre une autre langue, s’ouvrir au monde. Moi, avec mes douze ans, je n’en ai rien à faire. Mes anciens copains me suffisaient amplement. Je n’ai vraiment pas besoin de m’en trouver d’autres. Je ne suis pas un gitan.

Nous étions très bien dans notre petit village. La vie était belle et douce et on ne manquait de rien. Il n’y avait donc pas urgence. Vous auriez pu attendre que je sois grand et puisse décider pour moi-même. C’est-à-dire rester ! Ou alors vous auriez pu choisir un pays plus commode, le Brésil ou le Mexique, par exemple – oui ! Un pays où il fait chaud. Où le soleil ne se couche pas à quinze heures trente déjà. La Norvège, brrrh ! Le froid vous glace le sang, vous givre l’âme, vous crispe les pensées, il tambourine sur vos os, il vous fige de haut en bas. Le ciel affiche un bleu d’acier menteur, l’air vous paralyse.

Assez, je sens que mon nez est déjà rouge. Je rentre boire un chocolat chaud et ce soir je regarderai le match Italie – Norvège. Pas besoin de vous expliquer qui à mes faveurs.

 

Lola et sa Calla

Lola est frustrée devant la page blanche, elle se sent incapable, nulle, découragée, au prises de son angoisse. Pourtant ce rectangle vierge l’attire. Elle adore écrire mais il faut franchir le premier pas, la page blanche. Pour apprivoiser son appréhension elle lui a donné un autre nom. Elle l’appelle Calla, au nom de cette magnifique fleur blanche immaculée, élégante et noble que son ami jardinier-clown Osolemio cultive dans sa grande serre et dont il lui apporte parfois de beaux bouquets.

Qui plus est, elle n’est même pas devant une vraie page blanche, ni un papier satiné et doux, ni un bloc quadrillé de lignes grises ni un des nombreux cahiers qui dorment encore dans une armoire. Non, il s’agit d’une page blanche virtuelle, de sa Calla Mac, Word pour ne rien vous cacher. Depuis des années elle n’a plus écrit à la main. Sa belle écriture bien arrondie de l’époque en a souffert. Mais elle est une personne pratique et les corrections, modifications ou remodelages sont tellement plus aisés à l’écran. Ecriture, rectification, suppression, mise en page, il suffit d’appuyer sur quelque touche au lieu de biffer, raturer, barrer, gommer, voire déchirer et recommencer.

Tout cela ne lui enlève pourtant pas le malaise de la page blanche. Alors que sa Calla lui fait tout de suite penser à la nature, à la beauté, à la perfection.

Commençons donc. Pour chaque thème Lola aime bien imaginer d’abord un titre qui parle, quitte à le changer plus tard.

Cela lui vient assez facilement mais ensuite elle se trouve face au néant. Elle regarde par la fenêtre, le soleil de novembre illumine les feuilles rouges et jaunes des arbres sur la colline. Elle mâchonne son crayon. C’est une habitude qu’elle a gardée de sa vie précédente. Elle y a toujours recours, surtout depuis qu’elle ne fume plus. Lola a toute une série de crayons, les uns plus vilains que les autres.

Et elle regarde sa Calla. Les mots se bousculent dans sa tête, des mots sans queue ni tête. On dit que les premières lignes sont déterminantes, elles éveillent la curiosité ou, au contraire, font naître la crainte que la lecture soit une corvée.

La première phrase n’est pas bonne. Clique clique – à la poubelle.

Au secours, mon crayon ! La phrase renaît plus colorée, un peu aguicheuse, pas mal. Elle compose un premier paragraphe. Et elle se trouve coincée. Relit. Mâchouille. Relit. Non, cette entrée en matière n’est pas la bonne.

Elle quitte son coin écriture et va à la cuisine. Elle se prépare un café. Noir, court et sucré. Le téléphone sonne. Son amie Margot.

- Margot, tu me sauves, je suis bloquée au début de mon histoire.

- Tu m’étonnes ! Change de sujet.

Et Margot lui parle de sa fille Elodie qui a rencontré un homme (encore !) mais cette fois-ci c’est le bon (ah, c’est pas la première fois). Et elle parle, parle, parle.

D’abord Lola écoute distraitement. Puis elle dresse l’oreille. Elle avale son café devenu froid et se met à mâchouiller son crayon. Elle devient plus attentive aux délires de la fille de Margot. Tiens et si un nouveau sujet pointait au bout du fil ? Façon de parler, il n’y a plus de fil.

Après trente minutes elle se disent au-revoir.

Lola retrouve son ordinateur et sa Calla. D’une main rapide elle efface tout et recommence à zéro. L’histoire d’Elodie, les lettres se précipitent pour former des mots, des phrases, des couleurs et des musiques. Elle brode, imagine, invente. Elle bâtit, peaufine, effrénée. Elle roule et elle danse. Sa Calla se noircit. Sa frustration s’évanouit et son hésitation se mue en enthousiasme.

Le Père Noël et les Edelweiss

Vous connaissez le Père Noël sur son traîneau tiré par des rennes mais quand il va en Mongolie il voyage dans une carriole de fortune tirée par deux yaks et il dort dans des yourtes. Il mange du koushour, des beignets à la viande traditionnels, et il boit du thé au lait salé et de temps en temps un verre de lait de jument.

Il a beaucoup beaucoup de chemin à faire car la Mongolie n’a presque pas de routes, que des pistes, le pays est immense et très peu peuplé. Le père Noël est aujourd’hui dans le Terelj, au nord-est de la capitale Oulan Baator. Ici ce n’est pas de la steppe comme dans la plus grande partie du pays mais des collines douces où pointe de temps en temps un rocher solitaire. Le vaste paysage est couvert d’une mince couche de neige, il fait -17°C.

Le père Noël a visité un grand village et tous les yourtes dispersées alentours qui se trouvent assez éloignés les unes des autres. Ses deux yaks trottent tranquillement dans la neige et le père Noël se sent tout d'un coup submergé par une immense fatigue. Il n’y a pas de yourte en vue loin à la ronde.

- Ts ts ts ts ts ts ! Ses deux yaks s’arrêtent et il se laisse tomber dans la neige. Ses yeux se ferment tout seul.

- Sainou…. Sainou …. Il entend quelqu’un lui dire bonjour.

- Sainou …. Il ouvre un œil. Qui parle par là ? Il n’y a personne.

- Sainou père Noël … la petite voix est tout près de son oreille gauche. Il tourne la tête. La neige a disparu et la terre s’est couverte d’herbe saupoudrée par des centaines d’étoiles blanches presque argentées, au milieu cinq capitules jaunes entourés de points gris. Le père Noël cligne des yeux mais l’image ne change pas.

- Hahahaha… les petites têtes étoilées se balancent en rigolant. Nous t’avons bien eu, hein, petit père Noël ? Tu ne nous attendais pas, n’est-ce-pas ? Il ne faut pas t’endormir ici, il fait trop froid. Même que tu as un gros manteau, tu vas geler. Et tous les enfants mongoles qui attendent encore ta visite vont être très déçus si tu ne te montrais pas dans leurs yourtes.

- Sainou, sainou, mes petites … balbutie le père Noël. Mais c’est vous qui allez avoir froid, mes jolies petites étoiles. Ce n’est pas la saison pour vous. Je vous reconnais. Vous êtes des Edelweiss.

- Bien sûr, nous sommes des Edelweiss et il est vrai que le temps de Noël n’est pas notre saison. Nous faisons juste une exception pour toi. Un petit miracle pour t’avertir ….

- Et d’ailleurs, proteste le père Noël, vous n’êtes pas seulement hors saison mais aussi hors pays. Que faites-vous en Mongolie ? Votre pays est la Suisse…

- Bah, la Suisse, les Alpes ! La plus grande des Edelweiss fait la moue. On plaint nos pauvres cousins qui vivent là-bas! Ils sont tellement peu. Ils se cachent dans la caillasse, entre les galets et les pierres de la montagne et ils ont peur de se faire cueillir par des promeneurs. Non, ici on est bien mieux, plus à l’aise, ici on respire. Nous avons de l’espace et nous formons un peuple généreux. Regarde autour de toi ! Nous sommes des milliers.

- Oui, regarde! Susurre une étoile minuscule pendant qu’elle s’étire pour se faire plus grande. Rien que notre famille à nous, nous sommes dix sur une tige. Moi je suis la plus jeune, je m’appelle Nyamtsetsek et ma soeur ici est Enkhtuya. Puis il y a Baasanjav, Buyanjargal, Irtschik et Bolormaa.....

- Ah, mes chéries ! Vous êtes toutes très belles et très gentilles. Le père Noël bâille. Mais je suis tellement fatigué, laissez-moi dormir un petit moment. Après on pourra parler.

- Non, non, non, font-elles en chœur. Il fait trop froid. Tu vas geler en peu de temps. Lève-toi, petit père Noël.

- Si tu avances encore une heure dans cette direction, précise Irtschik en pointant un pétale vers l’est, tu trouveras la yourte de Mama Gengis. Tout le monde connaît Mama Gengis. Elle te préparera un fabuleux thé salé et des biscuits secs au yoghourt.

- Mais avant de partir, rétorque la plus jeune, tu nous fais un petit cadeau?

- S’il te plaît, lui chuchote la plus grande.

- S’il te plaît, imite Nyamtsetsek.

- Juste quelques bonbons, ajoute la mère, cela fera l’affaire. Elles sont modestes, mes filles. Merci beaucoup.

- Voilà, voilà, mes amies, j’allais oublier mon travail, soupire le père Noël en s’asseyant péniblement, puis il fouille dans son grand sac. Tenez, j’ai du chocolat Suisse qui vient de chez vos cousins lointains. C’est pour vous. Merci, vous m’avez probablement sauvé la vie. Je ne vous oublierai jamais et je reviendrai l’année prochaine. Au-revoir mes petites et ne prenez pas froid. Joyeux Noël, joyeux Noël!

Il remonte dans sa carriole et fait “hohoho”. Les yaks se remettent en route. Le père Noël fait un signe de la main aux Edelweiss qui se balancent avec joie en guise de remerciements avant de disparaître sous la neige.

Mademoiselle β, simplement unique

Depuis plus de 700 ans j’ai traversé l’histoire, la littérature, la poésie, les journaux les manifestes, lettres et autres romans à l’eau de rose. J’ai connu des rois et des empereurs. J’ai côtoyé des poètes, Goethe, Schiller, Eichendorff (tous des « von » tous des aristos), Heine, Mann et Brecht. Les philosophes Kant et Nietzsche étaient des amis très proches. Dans les contemporains j’aime Patrick Süskind. Un grand amateur de la France. Ah, Le Parfum ! Quel régal ! Quelle maîtrise de la langue. Même la traduction française est excellente, bien que je n’y figure pas. Sans en avoir la preuve, je suspecte Süskind qu’il me portait dans son patronyme avant de me remplacer par un s. Compréhensible, pour se faire traduire et exporter c’est plus aisé. Magnanime, je ne lui en veux pas. Je suis toujours restée humble et discrète, ne revendiquant même pas la majuscule. Je ne suis pas bicamérale comme les autres membres de l’alphabète latin, pour la simple raison que je ne me précipite jamais au début d’un mot. Nommez-moi une autre lettre si modeste.

Oh pardon, mon enthousiasme m’emporte et j’ai omis de me présenter: mademoiselle β, allemande. J’espère vivement que votre clavier me reconnaît.

Au cours d’une modernisation de l’orthographe, dans le souci légitime de faciliter la tâche aux gamins d’aujourd’hui qui ont mille autres choses en tête, on a essayé de me mettre à la poubelle. Supprimer ! Eliminer ! - Raté! Je suis toujours là, toujours aussi jeune et élancée. J’en suis fière car je suis véritablement une particularité de la langue allemande. Pas en Suisse, j’en conviens. Les Suisses m’ont expulsée au début du 20ème siècle. Leur drôle de langue (une maladie de la gorge, si vous me passez l’expression) n’a pas de place pour moi.

Et vous ne me connaissez pas non plus ? Comment ça ? Ah, oui vous lisez la langue de Voltaire. Non, je ne suis pas un B majuscule, ni un beta minuscule. Je suis β et je me trouve jolie, sexy avec mes courbes et harmonieuse comme la clef de sol. Vous pensez que j’exagère un peu? Savez-vous qu’on m’appelle es-zett, s pointu, s double, z arrondi ou même sac à dos? Tout un pedigree ! Un b est un banal b, un f un fichu f ! Moi, selon la région de l’Allemagne ou de l’Autriche (car les Autrichiens plus cultivés que leurs voisins alpins travaillent avec moi) j’ai au moins cinq noms. Mais rassurez-vous, je ne suis pas arrogante, ni orgueilleuse. Simplement unique!

Née au 13ème siècle, j’ai enrichi la langue allemande. A l’époque quand le génial Johannes Gutenberg a inventé les caractères mobiles pour l'imprimerie typographique. Je suis le fruit de la liaison s et z selon certains, de la liaison f et s selon d’autres ou encore f et z. Je ne m’en souviens plus et les coryphées de l’orthographe n’arrivent pas à s’accorder.

Alors chut ! Gardons le mystère. J’adore le mystère !

ßur ßela, je vous salue (et me plaße exceptionnellement au premier rang)

Le gecko qui aime danser

Au Cambodge, comme dans beaucoup de pays du Sud-Est asiatique, le gecko maison est un ami bienvenu dans la plupart des maisons car il y est très utile. Il se nourrit d’insectes, de mouches et de moustiques. D’une vitesse époustouflant il court de préférence sur les murs et au plafond, d’où il vous regarde timidement. Ce petit lézard sait dire son nom car son petit cri sonne « gecko, gecko ». S’il le pousse sept fois de suite, il est considéré comme porte-bonheur. Personne n’aurait jamais l’idée de le chasser de la maison.

Nous avons vécu huit mois à Phnom Penh et une belle douzaine de geckos animaient en permanence notre terrasse. J’ai alors inventé pour mes petits enfants l’aventure d’un gecko qui s’était entiché d’une danseuse :

Plusieurs geckos vivent dans la maison de la jeune danseuse Sarapa au bord du Mékong à Phnom Penh. Parmi eux il y en a un qui adore la regarder lorsqu’elle s’entraîne à la danse Apsara, art traditionnel khmer. « Comme elle est jolie, se dit-il, et elle danse si bien. J’aimerais beaucoup lui ressembler. Il est vrai que je suis aussi gracieux qu’elle (il n’est pas gonflé !) mais il me faudrait un beau costume pour pouvoir danser. Je suis tout gris, c’est triste. » Sans se lasser il regarde Sarapa exécuter ses mouvements amples et lents tout en harmonie et douceur. Comme elle sait bouger ses mains et ses pieds avec finesse ! Le gecko fait quelques pas de danse au plafond. La jeune fille le voit et lui sourit. « Tu fais de la gymnastique, mon petit ami ? » lui demande-t-elle. « Mais non, mais non, dit le petit gecko, je m’exerce. Je veux savoir danser comme toi ». Il tourne sur lui-même, lève une patte et recourbe un doigt vers l’arrière comme Sarapa sait si bien le faire. La jeune fille rit. « C’est pas mal, mon ami. Mais tu vas un peu trop vite. Regarde ! » Pieds nus, elle se déplace lentement, tourne doucement la tête, baisse son regard doux et rejoint les paumes des mains devant sa poitrine.

Le gecko l’observe de ses grands yeux. « Pas sorcier ! Faut que j’y arrive, se dit-il. Allez un petit effort ». Il essaye de rejoindre ses deux pattes de devant…. Et plouf, il tombe du plafond. Tout droit devant les pieds de Sarapa. « Oh, mon pauvre chéri, tu ne t’es pas fait mal ? »

« Oh, ça va, ça va, gémit le gecko, c’est normal que je n’arrive pas. Je m’exerce pourtant déjà depuis quelques jours mais comment veux-tu que je réussisse sans un beau costume comme le tien. Des couleurs chatoyantes et de l’or. Voilà le secret de ton art. »

Sarapa fronce les sourcils et réfléchit. Puis son regard s’illumine et elle lui sourit. « Attends-moi un petit instant mais reste bien là, ne t’en vas pas au plafond. »

Elle disparaît et revient deux minutes pus tard avec un pinceaux et une palette de couleurs : du rouge, du bleu, du vert et du blanc.

« N’aie pas peur, dit-elle au gecko, viens vers moi, je vais te faire un costume d’Apsara et tu seras le plus beau gecko de toute le ville, de tout le Cambodge. » Sarapa s’assied par terre et lui tend la main. Le gecko la regarde, il hésite un peu mais Sarapa a l’air si gentille et il la connaît depuis longtemps. Alors doucement il s’approche. Elle le prend dans sa main et le pose sur ses genoux. « Reste bien tranquille, je te fais un costume sur mesure. »

Elle prend son pinceau et commence à lui dessiner des traits, des ronds, des arabesques et des pointillés sur son petit corps gris. Ça chatouille un peu mais le gecko a tellement envie d’être beau qu’il évite surtout de bouger.

Ensuite elle lui maquille les yeux avec du khôl noir et une petite fleur de lotus derrière l’oreille. « Voilà qui est bien pour un début ! » dit Sarapa et le regarde avec tendresse. « On laissera la coiffe dorée et les bijoux pour plus tard. » Elle lui tend un petit miroir « Tu es magnifique. A partir d’aujourd’hui tu es mon petit frère et je vais t’appeler Pasara. Regarde toi ! »

« C’est vrai, je suis le plus beau gecko du monde ! Et je saurai danser comme toi ! » s’exclame le gecko en se trémoussant devant le miroir. « Merci, merci mille fois, belle Sarapa. Je suis ton frère Pasara. Oui. Ah, quel bonheur ! Mets la musique ! Gecko, gecko, gecko, gecko, gecko, gecko, gecko !

La distance est un concept variable, la proximité est une histoire de coeur.

En 1990, après la fin de ses études il est parti pour une année. Voyage autour du monde. Je lui ai mis une lettre dans son sac à dos, à ouvrir lors de son arrivée à la première destination : Bangkok.

Mon cher fils,

Vingt-trois ans. Tu as brillement terminé tes études et tu veux explorer le monde. Je t’approuve pleinement. T’imprégner d’autres cultures, coutumes, langues, paysages. Découvrir des pays lointains, leurs hommes et leurs femmes, leurs modes de vie, philosophies, pensées peut-être. Cela t’ouvrira l’horizon et l’esprit. Une aventure qui posera une base mondiale pour avancer dans ta vie.

Ce n’est pas la première fois que tu quittes la maison mais jamais pour aussi longtemps et je sais qu’à ton retour beaucoup de choses auront changé. Alors je réalise que tu me manques déjà. Ton humour aiguisé, nos rigolades à table. Ta manière de taquiner ta soeur. Ta capacité d’expliquer les maths et la technique de manière accessible pour le lambda. Tes idées farfelues. Ton inventivité photographique. Ton amour pour le bricolage. Et le bordel de ta chambre. Le mot désordre est bien trop faible. Je me demande toujours comment tu retrouves tes choses. Un jour, tu avais huit ans, j’ai jeté tous tes Lego par la fenêtre, tellement j’en avais marre de ne pas pouvoir passer l'aspirateur dans ta chambre. Tu t’en souviens ? Rentré de l’école tu n'a marqué qu’une minute d'hésitation. Je pensais que tu prenais ton seau pour ramasser les pièces une à une dans la pelouse. Non, tu les as simplement rejetées par la fenêtre dans ta chambre. Déjà à l’époque tu ne manquais pas de suite dans les idées.

Aujourd’hui je regarde ta chambre bien rangée qui ne ressemble plus à la tienne. Serait-ce possible que je regrette de ne plus voir tous les jours ton capharnaüm?

Bien sûr tu vas revenir mais les choses ne seront plus les mêmes. Tu auras mûri, fini la jeunesse, tu seras adulte. Tu l’es déjà mais tu comprends ce que je veux dire. Tu ne voudras plus habiter chez tes parents mais louer un appartement. Et c’est très bien ainsi. J’ai fait la même chose à ton âge. That’s life.

Alors c’est le moment de dire adieu à mon garçon, avec un oeil qui rit et l’autre qui pleure. Saches que je t’aime, que je t’aimerai toujours quoi qu’il arrive. La distance et les années n’y changeront rien. Saches que je suis toujours là pour toi. Maintenant profite de cette année hors du temps. Qu'elle soit fabuleuse et riche. Fais le plein de toutes les belles choses que tu rencontres sur ton chemin mais ne détourne pas non plus la tête en présence de la misère. Apprends à reconnaître et à apprécier les différences sans jamais juger.

Bon voyage. Je t’aime très fort    -   Ta maman

L’année a passé, d’autres ont suivi et mon fils vit depuis vingt-deux ans en Californie. Il aime ce pays. La distance n’a rien changé à notre proximité. Quand on se retrouve, c’est comme si l’on s’était vus il y a une semaine.

- Salut Eric, tiens tu as fait couper tes cheveux.

- Salut maman et toi tu n’es même pas encore coiffée.

- Pas étonnant, je viens de me réveiller, je suis même encore en chemise de nuit.

- Ben oui, et moi je vais bientôt me coucher.

(Il est huit heures du matin chez moi et onze heures du soir à San Francisco)

C’est dans ce genre que commencent souvent nos rencontres sur Skype.

Quand Eric a fait son année de voyage vers la fin du siècle dernier, chaque lettre, chaque carte postale était un événement. Selon les possibilités et pour des cas urgents il y avait aussi le téléfax.

Aujourd’hui, les moyens techniques de communication sont multiples et font fondre la distance comme la glace au soleil. Ils nous rapprochent comme on veut et quand on veut.  Evidemment que la Californie est loin, un océan et tout le continent américain nous séparent. Treize heures de vol, si tout va bien. Cela peut presque doubler s'il y a un bug. Mais je me suis déjà posé la question, si mon fils habitait le sud de la France, la Belgique ou l'Angleterre, se verrait-on forcément plus souvent ?

La distance est un concept variable, la proximité est une histoire de cœur.

Vingt ans

(Un conte détourné)

Depuis plus d’une heure les deux hommes ont crapahuté dans la forêt dense, sombre et sauvage. Ils travaillent dans la région lausannoise depuis presque six ans et la connaissent comme leur poche. Comment se fait-il qu’ils n’aient jamais eu connaissance de cette forêt mystérieuse, abandonnée et indomptée au Mont?  Elle n’était simplement pas là jusqu’à ce jour. Comme par enchantement ou plutôt comme par sorcellerie, elle prend son début tout près de la propriété de ces hurluberlus qui peuplent leur jardin d’elfes et autres êtres extraterrestres.

Le brouillard ne facilite pas les choses et il fait un froid de chien. Doudounes et gros gants ne sont pas de trop. Pas un sentier nulle part. Sous de multiples jurons les deux hommes ont dû se frayer un chemin à l’aide de leurs couteaux suisses. Ils en ont marre et plusieurs fois déjà ils auraient voulu faire demi-tour mais le devoir est le devoir et un ordre est un ordre. Ils ont soif, ils ont faim. Même pas un petit bonbon dans la poche et encore moins un sandwich au salami. Exténués et dégoutées, ils aperçoivent tout d’un coup quelque chose qui fait tache. En avançant avec circonspection, ils voient apparaître une ruine au milieu de ce monde hostile. Des vestiges de tours, de murs et d’enceintes dévastés et ravagés disparaissent en bonne partie sous l’épaisse couche de lichen et de lierre.

Ils reprennent espoir et se lancent d’un pas décidé, enjambant des ronces, des gros cailloux, des tas de briques tombées et des poutres de bois pourries. L’odeur de moisissure et d’humidité chatouille leurs nez.

Après des escalades dans ce ramassis, c’est alors qu’ils arrivent, le souffle court, devant une grande porte en bois fermant apparemment la seule pièce dont les murs semblent encore en relativement bon état.

Tout en sortant leur SIG Sauer ils poussent prudemment la porte qui n’est pas fermée à clef. Ils se trouvent dans une immense salle abondamment décorée de dorures ébréchées, de mobilier d’époque poussiéreux, de bibelots, de candélabres renversés et de gobelins déchirés qui témoignent d’un passé plus glorieux. Les araignées, les souris et les chauvesouris s’y sont installées et pas depuis hier. Un gros rat prend la fuite devant les intrus.

Au milieu de ce scénario hallucinant et fantasmagorique étendue sur un grand lit à baldaquin dort une jeune femme belle à couper le souffle. Des cheveux bouclés blonds encadrent sa tête gracieuse, telle une auréole. Une longue robe en mousseline bleu-rois parsemée de pierres précieuses et de roses enveloppe un corps qu’on devine mince et élancé. Malgré le froid elle n’est pas couverte.

Pendant quelques secondes les deux hommes restent bouche bée, puis ils reprennent leur sang froid et scrutent la scène, toujours à l’affût d’un danger, toujours l’arme à la main. Ils avancent à pas de loup. Rien ne bouge.

Le plus grand des deux, un costaud noiraud, tire lentement une photo de sa poche. Il la regarde. Il la montre à son acolyte qui opine du chef, puis il pose son regard sur la femme.

- Pas de doute : c’est elle ! Ha ! Ce sera la prise du siècle ! Saperlipopette, ce qu’on sera fiers. Ils vont tous tirer leur chapeau.

Il s’approche du lit sans faire de bruit. Il touche l’épaule frêle et dénudée de la jeune femme. Pas de réaction. Il la secoue. Rien. Il la secoue plus fort. Elle ouvre un œil, puis deux et s’étire doucement. Un soupir profond s’échappe de sa gorge.

- Debout ! » lui ordonne l’homme.

La femme le regarde médusée, incrédule, surprise, les yeux bleus remplis de sommeil mélangé à de l’angoisse et un brin de peur.

- Qui êtes-vous, Monsieur?

- C’est moi qui pose les questions ! Comment tu t’appelles ?

Elle semble réfléchir, n’est pas encore tout à fait  présente.

- Je suis la princesse Sarah Victoria Belle Auboisdormant.

- Aha!  Il ricane. - Bien sûr, fallait s’y attendre. Et moi je suis Dagobert de Lapolice, le prince charmant.

- Non, Monsieur, vous ne pouvez être mon prince charmant. Vous n’en avez ni l’allure, ni les manières, ni l’habit. » Elle semble plus éveillée maintenant. « Et permettez-moi de vous préciser que le moment de me réveiller est très mal choisi. Vous allez vous attirer la colère de monsieur Charles Perrault. Je dois impérativement dormir quelques années de plus, quinze ou vingt peut-être, je ne sais pas exactement.

- Taratatata. Arrête ton baratin, ma belle. Tu vas me faire pleurer. Debout, j’ai dit et tout de suite. Tu viens avec nous. Sans faire d’histoires et de chichi. Et tout d’abord dis-nous où tu as caché le pognon ?

- Le pochon ? Quel pochon ?

- Le pognon, le fric, le blé, le flouze, les trente mille Euros que tu as volés à la banque, à la Banque Raiffeisen plus précisément! Mais à qui je le dit, tu le sais parfaitement bien.

La jeune femme s’assied péniblement. Ces pieds chaussés de pantoufles dorés frôlent le sol poussiéreux. Et un petit nuage se lève. D’un geste las elle pousse ses cheveux en arrière. Elle bâille. Elle a la peau très pale, presque transparente. Une beauté venue d’un autre siècle. Visiblement mal à l’aise, elle cherche ses mots, secoue la tête avant de dire tout doucement « Je ne comprends pas, Monsieur. »

- Oh, ferme la !  C’est toi qui as braqué la banque avant-hier.  J’avoue que t’as trouvé une belle planque et un déguisement hors pair. Une vraie professionnelle qui joue son rôle à la perfection. Mais voilà, faut croire que nous sommes plus forts, nous t’avons dénichée. La fête est finie. Alors cesse ton cirque. Cherche plutôt ton manteau et tes bottes, t’en aura besoin. Louis-Philippe, met-lui les jolies petites menottes. Qu’on l’emmène. Zut, quand je pense à cette maudite forêt que nous devons nous taper encore une fois…..

A ce moment précis son iPhone sonne. Il le sort de sa poche gauche, regarde l’écran, puis son collègue et tourne les yeux au plafond tout en soupirant :

- C’est le boss !  Il s’éclaircit la gorge.

- Oui chef, j’écoute

- Leduc, où êtes vous?

- Nous touchons au but. Sommes dans une sorte de château hanté ou enchanté, j’en sais rien. Quelle galère pour y arriver. Je n’ai jamais parcouru une forêt plus sordide. Et vous allez pas le croire ….

- Leduc, c’est bon, tout ça n’a plus d’importance. C’était une fausse piste. Désolé. Nous venons de mettre la main sur Isabelle Dubois en flagrant délit. Cette fois, elle voulait s’attaquer à la Banque Migros. Décidément ! La prochaine aurait probablement été la Caisse d’Epargne. Mais il n’y aura pas de prochaine fois. Vous pouvez rebrousser chemin.

- A vos ordres, Chef !

Il lance son iPhone sur le guéridon juste à côté, furieux et déçu à la fois.

- Meeeeerde…! On était si près du but!

Ahurie, la jeune femme toise le policier. Un magicien? Un bouffon? Un cinglé ? Il parle avec une petite boîte brillante qui ressemble de loin à la tabatière de son papa.

D’ailleurs, où sont le roi et la reine, ses parents, où sont les filles d’honneurs, les femmes de chambres et sa petite chienne ? Il n’y a personne pour la protéger. Elle n’en peut plus, submergée par la fatigue elle se laisse retomber sur son lit.

- C’est ça, mon ange, tu es peut-être vraiment la Princesse au Bois Dormant. Alors bonne nuit, dors bien et reprends tes beaux rêves. Nos excuses pour le dérangement - Il esquisse une petite révérence - Profite des années qui te restent en attendant l’arrivée de ton prince charmant. Quoique... de nos jours les princes se font rares en Suisse. Ce sera peut-être un Wawrinka ou un Bastian Baker, Federer est déjà en de bonnes mains.

Leduc se tourne vers Louis-Philippe et lui tape sur l’épaule.

- Allez, mon vieux, on y va. Les mains vides, hélas ! Attaquons la jungle et la fricasse avant qu’il ne fasse nuit. Putain, c’était encore un exercice pour des prunes. Faute à pas de chance. J’aurais tellement aimé mettre les menottes à la belle. Ç’aurait été une magnifique prise à rendre jaloux toute la brigade. Du baume sur l’âme d’un flic. Un cadeau de Noël, je me voyais déjà le king sous le sapin. Eh bien, c’est encore une fois foutu.

Louis-Philippe ramasse le iPhone sur le guéridon et le tend à Leduc.

- Courage, mec! Tu …

- Stop ! J’hallucine ? Leduc, blanc comme un linge, regarde vers la grande porte par laquelle ils étaient entrés, où vient d’apparaître un gentilhomme tout droit sortie du 17ème siècle. Cheveux longs et bouclés, pourpoint à manches bouffantes surmonté d’un col blanc à fronces, culotte large comme une jupe et hautes bottes.

L’homme approche, la mine outrée, le regard sévère.

- Vous, il pointe sa main gantée vers les deux policiers perplexes, vous avez saboté mon conte. Pour qui vous prenez-vous ? Cela ne passera pas impunément. Dès à présent vous en faites partie!

Sur un signe de sa main une jeune fée surgit de nulle part. De sa baguette magique elle effleure l’épaule des deux hommes.

- Vingt ans. » susurre-t-elle.

Jean-Philippe, le iPhone encore à la main, et Leduc, parfaitement abasourdi, succombent au sommeil.